Les Network Catalyzers alexandra georges-picot et Xavier Arrateig sur Les Goûters Historiques de Chalais
1. Quel défi ou quelle opportunité liée à l’assignation à l’altérité, à l’appartenance, au lien et/ou à la démocratie explorez-vous à travers cette création de dynamique collective ? Comment votre travail contribue-t-il à une démocratie enracinée dans le sentiment d’appartenance, dans votre contexte local ou régional ?
Ce projet, mené par Alexandra Georges-Picot en partenariat avec Xavier Arrateig, co-fondateur du café associatif La Guinguette du Touroulet et de l’association locale Le Cocon des Canailles, cherche à retisser des liens en milieu rural dans le Périgord vert. En prenant le café comme lieu de rassemblement, il crée des occasions de rencontres intergénérationnelles, politiques et culturelles, enracinées dans des histoires communes et dans un attachement partagé au territoire.
Au cœur du projet se trouve un Goûter mensuel — un après-midi de rencontre où anciens et nouveaux habitants se retrouvent autour d’un thé et de gâteaux. Les aîné·es y partagent leurs souvenirs, l’histoire des lieux, leurs savoirs du paysage, et leurs récits de vie. L’objectif est de faire émerger les histoires qui ont façonné le territoire et d’explorer ce qu’elles disent de notre présent partagé. Ces dialogues construisent de l’empathie et de la compréhension, dépassant les divisions politiques et culturelles.
À Chalais et Saint-Jory-de-Chalais, là où l’initiative a pris racine, le lien social est fragilisé. Le vote d’extrême droite est élevé — près de 40 % aux dernières élections — et trois des quatre circonscriptions sont désormais tenues par le Rassemblement national (contre une seule avant 2024). Parallèlement, de nouveaux arrivants — les néo-ruraux — s’installent avec des projets écologiques ou artisanaux, souvent porteurs de valeurs et d’esthétiques perçues comme étrangères par les habitants historiques.
Ces derniers, souvent anciens artisans, commerçants ou paysans, garants de traditions et de continuités locales, se sentent de plus en plus marginalisés. Les jeunes partent, la population vieillit, et la crainte d’être remplacé grandit — remplacé non pas seulement par d’autres personnes, mais par d’autres manières de vivre.
Les Goûters offrent un espace pour se retrouver autour d’expériences concrètes : la mémoire de l’école, du travail, de l’entraide, des saisons, du paysage. Comme le dit Krista Tippett :
« Je peux être en désaccord avec ton opinion, mais je ne peux pas être en désaccord avec ton expérience. »
En se centrant sur l’expérience vécue — l’histoire des lieux, la sauvegarde des écoles, l’accès aux services publics — on passe des oppositions aux communs.
2. Qu’est-ce qui vous a amené à entreprendre ce travail ? Quelles étaient vos intentions de départ, et comment ont-elles évolué ?
Tout a commencé par un mélange de curiosité, d’amour pour ce lieu et de conscience d’une tension. En tant que jeunes arrivants, écologistes et progressistes, nous savions que notre présence pouvait être vécue comme une forme de déplacement culturel. En ville, on parlerait de gentrification ; ici, cela peut ressembler à une “colonisation douce” — des gens venus d’ailleurs, apportant des valeurs et des rythmes étrangers à ceux qui sont là depuis toujours.
Nous voulions avoir des voisins, pas seulement rester dans l’entre soi d’amis qui partagent nos idées. Nous voulions tisser un réseau de soutien mutuel fondé sur l’expérience du territoire : la météo, les champs, les saisons, les histoires humaines. Ce n’était pas un geste militant, mais une façon de reconnaître ce qui rend la vie possible quelque part : les savoirs concrets, les gestes qui permettent de vivre ensemble.
L’un des premiers tournants a été la découverte d’un vieux four à bois dans le moulin qui abrite notre café. Ne sachant pas l’utiliser, nous avons demandé de l’aide à nos voisins. Ils nous ont transmis non seulement leur savoir-faire, mais aussi l’histoire du moulin qui, pendant la guerre, servait à moudre clandestinement la farine. Le four n’était pas qu’un outil : c’était un gardien de résilience et de résistance. Ces rencontres nous ont appris que la sagesse dont nous avons besoin est déjà là.
Avant chaque Goûter, Xavier consacre plusieurs jours à aller frapper aux portes : il visite les anciens, enregistre leurs récits, explore leurs archives, et laisse leurs points de vue nourrir le thème du mois. Ce travail en amont crée la confiance et garantit que les histoires partagées le sont à partir de liens vivants.
Avec le temps, la forme initiale — des cercles de parole formels — s’est assouplie. Les échanges les plus profonds naissent souvent ailleurs : pendant une pause, en épluchant des noix, ou avant que la séance ne commence. Nous aspirons à nous rapprocher davantage des formes locales du rassemblement — la veillée, l’apéritif, la journée de travail collectif — et à laisser le format des Goûters pousser là où la vie l’appelle.
3. Quelles transformations avez-vous observées — personnelles, relationnelles ou collectives ? Y a-t-il un moment particulièrement marquant ?
En avril, après un Goûter consacré à l’école et à la transmission entre générations, l’institutrice du village nous a proposé d’animer une journée de récits intergénérationnels à l’école. Elle souhaitait que ses élèves rencontrent Colette, une habitante venue témoigner lors d’un Goûter. Colette avait intégré cette même école en 1936 et portait une mémoire vive de la guerre et des années 1930–40. Elle est revenue pour une journée mémorable, à l’occasion du 8 mai, où enfants et aînés ont partagé souvenirs, gestes et éclats de rire.
En juin, un groupe d’anciens est venu nous voir : un collectif de néo-ruraux prévoyait d’organiser un festival d’art le même jour que la fête agricole annuelle. Agacés de ne pas avoir été consultés, ils craignaient une concurrence de fréquentation. Ils sont venus en parler. Même si nous restons “les hippies” à leurs yeux, les heures passées ensemble aux Goûters ont fait de nous des alliés possibles, des médiateurs entre les deux mondes. Le passage du conflit à la conversation ouverte a été un signe clair de confiance.
D’autres moments ont révélé une franchise nouvelle. En préparant un Goûter sur les fêtes du village, Xavier a rendu visite à Patricia, ancienne militante communiste, accompagné de Robert, passionné d’histoire locale. En pleine discussion, Patricia s’est tournée vers lui et a lancé :
“Tu sais, Robert, je n’ai jamais voté pour toi.”
Ils ont ri tous les deux. C’était la première fois qu’ils parlaient politique aussi directement. Le Goûter ne gomme pas les différences : il rappelle simplement qu’ils partagent une histoire, et qu’ils sont ensemble dans l’effort de transmettre cette histoire à la génération suivante.
Avant le dernier rassemblement d’été, nous avons invité les participants des Goûters à une projection d’un documentaire réalisé par l’une d’entre nous, Sara, sur sa grand-mère Colette et sur la transmission intergénérationnelle de son geste artisanal. Le Goûter qui a suivi a été d’une douceur rare : six mois de familiarité et une émotion partagée ont fait circuler la parole avec une aisance nouvelle, presque sans que nous ayons à animer. Chacun évoquait ses aïeux, son rapport à la mémoire et la nécessité de la transmettre.
4. Comment avez-vous co-créé cette communauté ? Quels rôles ont joué les participant·es ? Qu’avez-vous appris du processus ?
Les participant·es choisissent avec nous les thèmes mensuels, selon les récits qui émergent — ceux qui semblent les plus urgents ou nourrissants. Ce sont souvent les participants qui nous présentent d’autres anciens susceptibles de témoigner. Certains nous aident à documenter les rencontres : enregistrements, prises de notes, photos, archives personnelles ou recherches dans les fonds régionaux.
Les visites préparatoires de Xavier sont au cœur de cette co-création. En allant à la rencontre des gens chez eux, il les invite à façonner le thème avec lui, à orienter les récits. Ce geste — aller voir les gens en personne, frapper à la porte — est traditionnel et essentiel à la campagne, mais devient rare. Il construit une confiance qui contraste avec la distance souvent ressentie face aux écrans, aux affiches et aux discours abstraits.
Nous avons aussi appris à honorer les formes de sociabilité existantes. La vie villageoise a toujours reposé sur la coexistence malgré les différences : entraide, ironie, farce, débrouille. Les tensions demeurent, bien sûr, mais la campagne reste souvent un espace de convivialité obstinée.
Dans nos rencontres, les échanges les plus précieux surgissent souvent dans les marges : autour d’un gâteau, adossés à un mur, dans une conversation à voix basse. Parler en cercle est une nouveauté pour la plupart des aîné·es — certains y voient un écho des réunions des AA ou de scènes de film. Le cercle aide à briser la glace, mais l’intimité se tisse ailleurs : dans les gestes partagés. Travailler ensemble, bricoler, récolter, marcher : c’est davantage ça, se relier.
5. Comment voyez-vous votre rôle de porteur de projet ? Que vous a appris cette expérience ?
Ce projet répond à un besoin déjà présent : créer des espaces de rencontre par le récit. Des espaces capables d’accueillir les tensions au cœur d’impressions de “colonisation néo-rurale”, de flambée du foncier et d’une peur diffuse d’un “grand remplacement” culturel. L’appel à projets du Democracy & Belonging Forum a joué un rôle d’étincelle, en nous donnant la confiance et les moyens nécessaires pour commencer.
Xavier décrit son rôle simplement :
“Pour moi, ce projet repose sur un geste : rassurer les gens par ma présence et créer un prétexte à la rencontre directe — valoriser les personnes par ce qu’elles ont à transmettre. Aller voir ceux qui ne viendraient jamais répondre à une affiche ou à un mail. Franchir la porte. Quand on est ensemble, les différences ne sont plus un critère d’exclusion.”
Comme l’écrivait Maupassant : « Juger, c’est de toute façon ne pas comprendre, car si l’on pouvait comprendre on ne pourrait juger. » Ici, comprendre, c’est connaître : une fois que je te connais, tu perds l’identité que je t’avais assignée et qui faisait de toi un ennemi.
Une part essentielle du travail a été de redécouvrir des formes inattendues d’inclusion. Nous aimons particulièrement l’idée de “fous du village”, car elle contient cette dualité de l’étrangeté (fou) et de l’appartenance (du village). C’est ce que nous aspirons à être : ne pas gommer nos différences, mais les faire exister dans un lien humain. Nous sommes peut-être les bizarres d’ici — mais pas ceux d’ailleurs. Les “fous du village”, mais pas de celui d’à côté.
Quand Xavier a animé la kermesse de l’école publique du village en robe, les rires et la tendresse ont jailli dans un contexte où la question transgenre peut être explosive. Peut-être de la même façon, dans les coins, on appelle Patricia “notre communiste” — avec un humour fraternel qui semble inclure plus qu’il n’exclut.
Cet humour populaire, souvent jugé brutal, agit ici comme un ciment social. Il moque, oui, mais on peut se demander s’il ne relie pas aussi : comme au carnaval où, en riant du roi, on offre une soupape commune. Si ce rire venait à disparaître, c’est une part du “vivre-ensemble malgré tout” qui s’effacerait.
6. Quelle suite pour votre communauté ?
Les effets de ce projet dépassent déjà Chalais. Les maires de deux villages voisins nous ont sollicités pour les aider à créer des Goûters dans leurs communes en 2026. Ils souhaitent former des duos intergénérationnels — anciens et jeunes habitants — pour reprendre le flambeau. C’est un signe de confiance et de reconnaissance.
Le projet attire aussi l’attention du monde académique : des chercheur·ses de Rouen, Poitiers et Bordeaux sont venus documenter notre démarche. De ces échanges naîtra, nous l’espérons, un réseau national de passeurs de ponts, où se croiseront réflexions, lectures, et expérimentations autour du lien social, de l’humour et du récit.
Localement, nous préparons la création d’une pièce de théâtre locale avec l’Amicale Laïque, écrite à partir des récits collectés. Elle explorera nos différentes relations au territoire, avec une distribution intergénérationnelle où chacun·e pourra jouer le rôle de l’autre. La première est prévue pour novembre 2026, et la pièce sera filmée pour les archives locales.
La pièce ne sera pas seulement une “production”, mais aussi un prétexte à la rencontre : répéter, bouger, raconter ensemble. Nous chercherons les financements nécessaires pour que la participation reste gratuite et ouverte à toutes et tous.
Au-delà de la scène, les Goûters continueront, ancrés dans la vie du café et le tissu culturel du territoire.
C’est une pratique mensuelle, mais surtout une philosophie : réparer le lien par le récit, et transmettre ces outils de collecte de mémoire à d’autres communes et quartiers — ici et ailleurs — pour que le dialogue reste possible, même au cœur de la fracture.
Editor's note: The ideas expressed in this blog are not necessarily those of the Othering & Belonging Institute or UC Berkeley, but belong to the authors.
This translation was prepared by alexandra georges-picot and Xavier Arrateig. To read the English version, click here